Pitt savoure un dîner paisible avec les pensionnaires de l’auberge. La salle à manger est dans le style des tavernes du XVIIIe siècle, décorée de vieux fusils à pierre, de chopes d’étain ; d’anciens outils agricoles pendent aux murs et aux poutres.
La cuisine est la plus bourgeoise que Pitt ait jamais goûtée. Il a repris deux fois du poulet, des carottes sautées, du maïs à la vapeur et des patates douces, et c’est tout juste s’il lui restait assez de place pour une grosse tarte aux pommes.
Heidi va de table en table : elle sert le café et échange quelques mots avec les hôtes – ils ont pour la plupart l’âge de la retraite, remarque Pitt. Les couples plus jeunes doivent trouver la sérénité d’une auberge de campagne plutôt pesante, songe-t-il. Il finit son Irish coffee et sort sur le porche. Une pleine lune se lève à l’est et elle éclaire les pins d’un reflet argenté. Il s’installe dans un rocking-chair, pose les pieds sur la rampe du porche et attend que l’amiral Bass se décide à se manifester.
La lune a couvert un arc d’une vingtaine de degrés lorsque Heidi sort de la maison et s’approche lentement de lui. Elle reste un moment derrière son fauteuil avant de parler.
— Il n’y a pas de lune plus éclatante que celle de Virginie.
— Ce n’est pas moi qui vous contredirai, répond- il.
— Avez-vous bien dîné ?
— J’ai peur d’avoir eu les yeux plus grands que le ventre. Je me suis gavé. Mes compliments au chef. Sa cuisine « comme chez soi » est un poème pour le palais.
Le sourire d’Heidi passe du beau au beau fixe à la lumière de la lune.
— Elle sera heureuse de le savoir.
Pitt a un geste d’excuse.
— Toute une existence de machisme ne s’oublie pas facilement.
Elle installe ses hanches moulées dans un Jean sur la rampe et lui fait face, l’air brusquement sérieux.
— Monsieur Pitt, dites-moi, s’il-vous-plaît, pourquoi vous êtes venu à L’Auberge de la Marine ?
Pitt cesse de se balancer et la regarde franchement dans les yeux.
— Etes-vous en train de vérifier l’efficacité de votre publicité, ou bien s’agit-il tout bonnement d’indiscrétion ?
— Pardonnez-moi, je ne voulais pas être indiscrète, mais Walter paraissait très ennuyé lorsqu’il est revenu de la mare tout à l’heure. Et je me disais que peut-être…
— Vous croyez que c’est à cause de quelque chose que j’ai pu dire, coupe Pitt qui termine la phrase à sa place.
— Je me le demande.
— Etes-vous parente de l’amiral ?
C’est la question clef, car elle se met à parler d’elle-même. Elle est lieutenant de vaisseau dans la Marine de guerre, assignée à l’arsenal de Norfolk. Elle s’est engagée en sortant de l’université de Wellesley et il lui reste onze ans à faire avant la retraite. Son ancien mari était colonel dans les marines et il la traitait comme une simple recrue. Elle a subi une hystérectomie, donc pas d’enfants. Non, elle n’est pas parente de l’amiral ; elle l’a connu un jour qu’il faisait une conférence à un séminaire de l’université de la Marine et elle vient à l’auberge chaque fois que ses devoirs lui en laissent le loisir. Elle ne cherche pas à cacher qu’elle et Bass ont une idylle que ne compromet pas la différence d’âge. Et, juste à l’instant où cela devient vraiment intéressant, elle s’arrête pour jeter un coup d’œil à sa montre.
— Je ferais bien de me sauver et d’aller voir nos autres pensionnaires.
Elle sourit et son expression change de nouveau.
— Quand vous en aurez assez de rester assis, je » vous conseille d’aller vous promener vers la crête de la butte à côté de l’auberge. Vous y aurez une vue ravissante sur les lumières de Lexington.
La phrase sonne aux oreilles de Pitt plus comme un ordre que comme un conseil.
..Heidi n’a dit la vérité qu’à demi. La vue du sommet de la butte n’est pas seulement ravissante, elle est à vous couper le souffle. La lune illumine toute la vallée, et les lampadaires de la ville scintillent comme une lointaine galaxie. Pitt est là depuis une minute, lorsqu’il devine une présence derrière lui.
— Amiral Bass ? fait-il tranquillement.
— Je vous prie de lever les bras et de ne pas vous retourner, commande Bass sèchement.
..Pitt s’exécute.
..Bass ne le fouille pas de la tête aux pieds, mais il s’empare du portefeuille de Pitt et en inspecte le contenu à la lueur d’une lampe de poche. Au bout de quelques instants, il éteint et remet le portefeuille à sa place.
— Vous pouvez baisser les bras, monsieur Pitt, et vous retourner si vous le désirez.
— Y a-t-il une raison à cette mise en scène dramatique ? demande Pitt en indiquant du menton le revolver dans la main gauche de Bass.
— Il me paraît que vous avez exhumé une somme excessive d’informations sur un sujet qui doit demeurer enterré. Il fallait que je m’assure de votre identité.
— Etes-vous certain maintenant que je suis bien qui je suis ?
— Oui, j’ai appelé votre patron à la N.U.M.A. Jim Sandecker a servi sous mes ordres dans le Pacifique pendant la Deuxième Guerre mondiale. Il m’a donné une liste impressionnante de vos lettres de créance. Il voudrait bien savoir d’autre part ce que vous faites en Virginie alors que vous êtes supposé vous trouver sur un bâtiment de renflouage au large des côtes de la Géorgie.
— Je n’ai pas fait confidence de mes découvertes à l’amiral Sandecker.
— Et ces déconvenues, ainsi que vous me l’avez déclaré tout à l’heure au bord de la mare, sont les restes du Vixen 03.
— Ils existent, Amiral. Je les ai touchés de mes mains.
..Les yeux de Bass brillent de colère.
— Vous ne vous contentez pas de bluffer, monsieur Pitt, mais de plus vous mentez. Je voudrais savoir pourquoi.
— Mon histoire n’est pas fondée sur des mensonges, explique Pitt tranquillement. Je possède deux témoins, ainsi que des preuves enregistrées sur film.
..Une expression d’incompréhension assombrit le visage de Bass.
— C’est impossible ! L’appareil est au fond de l’océan. Nous avons passé des mois à sa recherche sans en trouver la moindre trace.
— Vous n’avez pas cherché où il fallait, Amiral. Le Vixen 03 repose au fond d’un lac dans les montagnes du Colorado.
L’amiral perd contenance et brusquement, dans la lueur de la lune, Pitt n’a plus devant lui qu’un vieil homme très las. Bass abaisse son revolver et s’en va en chancelant vers un banc. Pitt tend la main pour le soutenir.
Bass remercie d’un signe de tête et s’effondre sur le banc.
— Il fallait bien que ça arrive un jour. Je ne suis pas assez bête pour imaginer que le secret serait éternel. (Il lève les yeux sur Pitt et lui saisit le bras.) Et la cargaison ? Qu’est-elle devenue ?
— Les canisters ont rompu leurs attaches, mais ils paraissent généralement intacts.
— Dieu soit loué pour ça, au moins, soupire Bass. Dans le Colorado, dites-vous. Les montagnes Rocheuses. Ainsi le commandant Vylander et son équipage n’ont jamais pu sortir même de l’Etat.
— Le point de départ du vol était le Colorado ? demande Pitt.
— Ils sont partis de Buckley Field, explique l’amiral en se prenant la tête dans les mains. Quel coup dur a-t-il pu leur arriver si vite ? Ils ont dû tomber peu de temps après le décollage.
— J’ai l’impression qu’ils ont eu des ennuis mécaniques et qu’ils ont essayé de se poser dans le premier espace libre qu’ils ont pu trouver. Comme c’était l’hiver, le lac était gelé et ils ont cru qu’ils allaient atterrir dans un champ. Et puis, le poids de l’appareil a brisé la glace et il s’est enfoncé dans une partie profonde du lac, assez profonde pour qu’après la fonte des neiges, au printemps, on ne puisse pas, même par avion, distinguer sa silhouette.
— Et dire que pendant tout ce temps-là nous croyions… (La voix de Bass se perd et il se tait. Puis il reprend doucement.) Il faut repêcher ces canisters.
— Contiennent-ils des matières nucléaires ?
— Des matières nucléaires…, répète Bass, le ton vague. C’est à ça que vous pensez ?
— La date qui figure sur le plan de vol du Vixen 03 l’aurait amené dans le Pacifique au moment des essais de la bombe H dans la région de Bikini. D’autre part, j’ai trouvé une plaquette de métal sur l’un des membres de l’équipage et elle portait le symbole de la radioactivité.
— Vous avez mal interprété les indices, monsieur Pitt. Il est exact que les canisters étaient d’abord destinés à loger des projectiles nucléaires de la Marine. Mais la nuit où Vylander et son équipage ont disparu, ces étuis servaient à bien autre chose.
— On a prétendu qu’ils étaient vides.
Bass est comme une statue de cire.
— Si seulement c’était aussi simple, murmure-t-il. Malheureusement, il existe bien d’autres armes de guerre que celles nucléaires. On pourrait dire, si vous voulez, que le Vixen 03 et son équipage étaient des contagieux.
— Des contagieux ?
— La peste, déclare Bass. Les canisters contiennent les microbes de la fin du monde.